Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

L’urgence démocratique

Par Jean-Paul Jouary

Pour télécharger le document: [Mouvement Commun] L’urgence démocratique, Par Jean-Paul Jouary

On peut bien considérer que la profonde crise dans laquelle la France demeure embourbée a des causes fondamentalement économiques et sociales, liées à la financiarisation de tout le mode de production. On peut bien admettre aussi que du fond de cette crise et de son cortège de souffrances se développent des aspirations qui contredisent la logique libérale à laquelle se sont ralliés la droite et la direction actuelle du Parti socialiste. On peut enfin observer qu’en France – comme en d’autres pays comme l’Espagne – des formes d’action, de rassemblement, de coordination, de partage des idées se cherchent, innovent. « Indignés » ici, « Nuit debout » là, manifestent ce processus de création en chemin et cette aspiration à mettre ce mouvement en commun. Depuis des millénaires, depuis que des peuples entiers souffrent de la domination arrogante de minorités possédantes, de telles poussées apparaissent dans un idéal de communauté, de communion, de communisme, de mouvement commun. Ces innovations ont souvent péri dans la religiosité soumise, ou dans le sang, ou dans le totalitarisme, confisqués finalement par des pouvoirs d’abord perçus comme salvateurs. Mais tout de même, à bien regarder ce que l’humanité a pu conquérir de plus précieux, on voit bien ce que nous devons à ces efforts collectifs. Rien de grand ne s’est jamais fait sans ces passions collectives populaires, dont se moquaient les esprits attachés aux formes politiques de leur époque et qui pensaient éternels leurs édifices institutionnels écroulés depuis.

* * *

Or on voit clairement qu’aujourd’hui la créativité populaire se heurte à des systèmes institutionnels conçus pour mener dans l’impasse toute velléité de transformation sociale. Les indignations et les rassemblements échouent sans cesse sur des échéances électorales plus ou moins proches, qui imposent à chacun des choix de personnes et de partis sans rapport avec le contenu dont ces mouvements sont porteurs. Dès lors, de déception en déception, la colère grandit avec le sentiment d’impuissance, et les votes viscéraux ou haineux des uns avec l’abstention massive des autres. Ceux qui tirent profit de ce cercle vicieux désespérant sont alors tranquilles, devenus des professionnels du dévoiement, même lorsqu’ils cultivent en toute sincérité un idéal de service du peuple. Il peut arriver tout de même que la volonté populaire parvienne à l’emporter, même dans les urnes, parce que ce système comporte bien des dimensions proprement démocratiques comme le suffrage universel et les libertés d’expression et de manifestation.

Les institutions ont prévu qu’en cette fâcheuse circonstance une intervention télévisée du Président de la République ou un 49-3 à l’Assemblée, ou encore une décision européenne, suffisent à étouffer sans recours cette prétention démocratique. Tout, absolument tout est conçu pour édifier un barrage entre les mouvements populaires et leur traduction institutionnelle. Et si par hasard un peuple – la Grèce par exemple – parvient à déborder ce barrage, il s’agit de lui infliger une punition assez sévère pour décourager les autres peuples. La récente actualité, avec la déconstruction du code du travail, prouve assez qu’une majorité de citoyens dans le pays et d’élus à l’Assemblée, ne pèsent pas lourd face à l’avidité du grand patronat et des artisans du néo-libéralisme.

C’est pourquoi, si les racines profondes de la crise actuelle sont de nature économique et sociale, le verrou qui empêche de la dépasser est bien de nature institutionnelle et pose historiquement la question de la démocratie comme centre de gravité de tous les enjeux politiques.

* * *

Cette question de la démocratie souffre d’avoir été trop longtemps posée en des termes qui oscillent entre deux contre-sens liberticides.

D’un côté, vieil héritage qui invite à faire glisser les idéaux révolutionnaires vers des tentations autoritaires voire totalitaires, la démocratie est réduite à quelque chose de purement formel, une sorte de piège bourgeois, un modèle exporté par les puissances occidentales, coloniales, impérialistes. On sait ce que cette vision dépréciative de la démocratie a coûté et continue de coûter à des peuples entiers.

D’un autre côté, et pour conjurer ce premier contre-sens, la démocratie est réduite à ses caricatures existantes, ce que l’on appelle la « démocratie représentative », élevée en modèle indépassable. Elle consiste à élire périodiquement une personne, un gouvernement, une assemblée, lesquels pourront ensuite décider de tout, y compris en contradiction avec ce pour quoi on les avait élus, et avec l’opinion majoritaire des citoyens. C’est ce que la France vient encore de vivre avec le pacte ironiquement appelé « de responsabilité » ou la fameuse « loi travail » qui en est le complément patronal.

Si le seul choix concevable est de trancher entre ce type de démocratie et l’abandon de la démocratie, alors l’idée même de démocratie perd son sens, au point que devient possible la résurgence des pires menaces d’extrême-droite ou de fanatismes d’un autre âge. C’est pourquoi, si l’on veut préserver les quelques aspects précieux de la « démocratie représentative », il est temps de rappeler que celle-ci est une caricature de démocratie, édifiée à la fin du XVIIIe siècle pour en finir avec ce qu’on appelait démocratie depuis l’Antiquité, la Renaissance italienne et la philosophie des Lumières.

* * *

Si l’on a si violemment persécuté Jean-Jacques Rousseau et si sa pensée demeure si souvent encore caricaturée et falsifiée, c’est pour une raison majeure : en plein XVIIIe siècle, il a radicalement effectué une critique démocratique de la « démocratie représentative » dont il pressentait la prochaine irruption. S’il avoue sans cesse dans le Contrat social ne pas être en mesure de proposer de solution concrète au problème universel de la capacité d’un peuple de se gouverner lui-même, au moins a-t-il eu l’immense mérite de nous aider à cerner les impasses que notre époque a plus que jamais besoin de percevoir pour inventer une ère nouvelle de la citoyenneté active. Revenons sommairement sur la logique qui sous-tend la notion même de représentation.

En « démocratie représentative », celui ou celle qui est élu(e) prétend pour ce seul motif qu’à travers lui c’est le peuple lui-même qui décide. Il le « représente ». Mais que signifie ce mot ? Re-présenter, c’est rendre présent ce qui est absent. C’est donc établir une équivalence entre une chose absente et une autre chose qui est censée en assurer la présence malgré tout, parler et agir en son nom, comme si elle était elle-même présente. Mais il y a deux façons d’entendre cette re-présentation.

Dans un premier sens, un représentant de commerce par exemple parle au nom de son entreprise, un Ambassadeur parle au nom du gouvernement qu’il représente dans un autre pays, un préfet parle au nom de l’État qu’il représente dans un département ou une région. Mais aucun d’entre eux n’a le droit de réinventer à sa guise les tarifs de son entreprise ou la politique de son gouvernement. Ainsi, re-présenter suppose ici que ce que l’on représente conserve toute sa liberté de décision, que ce que l’on représente ne cesse pas d’être, ne puisse être remplacé par sa représentation. C’est un premier sens de la notion de représentation.

Mais ce mot a un second sens : il y a en effet des cas ou le re-présentant est posé comme décidant à la place de ce qui est représenté. Par exemple, les parents représentent leurs enfants mineurs dès qu’il est question de compte bancaire, d’engagement légal, etc. Même dans ce cas, cela ne leur donne pas n’importe quels droits sur eux. Il y a d’autres cas : une personne peut en re-présenter une autre si cette dernière a perdu ses facultés mentales, de même qu’un exécuteur testamentaire représente les volontés de celui qui n’existe plus. On le voit, ce genre de représentation suppose que les représentés sont considérés comme mineurs, inaptes, irresponsables, voire disparus. C’est un second sens du mot représentant.

La question est de savoir si, lorsqu’on parle de démocratie représentative, on parle de représentation au premier ou au second sens. La chose est importante car si on opte pour le premier sens, alors il faut admettre que le peuple doit conserver toujours son pouvoir de décision, quitte à se débarrasser de ses gouvernants. On licencierait un représentant de commerce qui ferait campagne pour les concurrents et l’on révoquerait un ambassadeur qui déciderait de plaider une politique différente de celle du gouvernement de son pays. En revanche, si l’on opte pour le second sens, alors on considère le peuple comme mineur, irresponsable, inexistant, ayant perdu toute liberté entre deux élections, et il faut admettre que la « démocratie représentative » n’est plus au sens propre une démocratie. C’est cette question essentielle que va poser Jean-Jacques Rousseau.

En fait, cette analyse critique s’insère dans une démarche théorique de fond, élaborée contre les doctrines dominantes de l’époque. Celle du droit divin qui justifiait la monarchie absolue et qui, comme le préconisait Bossuet par exemple, proposait la mort à l’encontre de quiconque pouvait murmurer ou désobéir. Et, en face, les diverses théories du droit naturel qui, posant le fondement naturel des inégalités de richesse et de pouvoir, posaient la nécessité que tous acceptent de céder le pouvoir aux plus riches, que le peuple leur délègue librement, par contrat, sa propre liberté. John Locke par exemple, fondateur du libéralisme à la fin du XVIIe siècle, allait ainsi jusqu’à justifier l’esclavage et la peine de mort contre tout voleur. C’est contre ce genre de doctrine que Rousseau va déconstruire l’idée même de démocratie représentative : il ne peut y avoir de contrat qui fasse renoncer à sa liberté, car tout contrat digne de ce nom suppose que les deux parties conservent au moins la liberté de dénoncer le non respect du contrat ! C’est pourquoi il n’est de contrat possible qu’entre parties qui sont dans un rapport d’égalité juridique. Et ce qui vaut entre deux individus vaut nécessairement aussi entre un peuple et ses « représentants ». Renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’être humain. Or cette évidence n’allait pas de soi chez les théoriciens de l’époque : Grotius n’allait-il pas jusqu’à dire que puisqu’on peut vendre tout ce que l’on possède, un peuple peut donc se vendre librement et donc librement devenir esclave ? C’est pourquoi le grand problème pour Rousseau, une fois développée la critique de ces doctrines, sera de savoir comment un peuple peut se donner des lois et des gouvernants sans jamais perdre quoi que ce soit de sa liberté. Que serait donc un vrai contrat, un Contrat social ?

* * *

L’équation à résoudre peut paraître insoluble : comment le peuple pourrait-il se donner des lois et des gouvernants, sans rien perdre de sa souveraineté, n’obéir qu’à lui-même, refuser tout pouvoir au-dessus de lui ? Comment se donner des gouvernants tout en refusant toute idée de représentation du peuple ? C’est toute la démarche du Contrat social qui conduit à cette question, et c’est bien ce que sous des formes diverses un nombre grandissant de citoyens recherchent aujourd’hui, en prétendant faire de la politique sans pour autant aliéner son autonomie au profit d’un parti ou de gouvernants.

Et il faut bien y apporter une réponse, car sans cela l’existence politique des peuples deviendrait une soumission contrainte à une pure force, c’est-à-dire un néant de politique et d’humanité : l’existence politique suppose en effet que l’obéissance soit légitime c’est-à-dire fondée sur la volonté consciente et raisonnée. Le devoir d’obéir suppose le dépassement du rapport de forces par un choix libre du respect de la règle. Rousseau résume cette nécessité au début du Contrat social : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n ‘obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ». Or tel n’est pas le cas dans les sociétés existantes, où l’on voit les peuples se soumettre à des maîtres, et non à des règles voulues et des gouvernants chargés de les appliquer. En réalité, il paraît évident que les humains ont dû ressentir le besoin d’une instance régulatrice, d’un gouvernement, justement pour se protéger des rapports de force, de domination, d’oppression. Pour garantir donc leur liberté : « il ne serait pas plus raisonnable de croire que les peuples se sont d’abord jetés entre les bras d’un maître absolu, sans conditions et sans retour ». Ils ont décidé de charger l’un ou quelques-uns d’entre eux de la responsabilité (et non du pouvoir) de « les défendre contre l’oppression et protéger leurs biens, leurs libertés et leurs vies qui sont, pour ainsi dire, les éléments constitutifs de leur être » affirme Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité entre les hommes. Et il précise : « les hommes se sont donné des chefs pour défendre leur liberté et non pour les asservir. Si nous avons un prince, disait Pline à Trajan, c’est afin qu’il nous préserve d’avoir un maître ». Belle idée que doit méditer tout citoyen épris de liberté.

C’est donc avec le temps que le gouvernement est devenu un pouvoir, que gouverner a été confondu avec diriger. L’idée est essentielle. C’est au bout de tout un processus historique que « le peuple déjà accoutumé à la dépendance, au repos et aux commodités de la vie, et déjà hors d’état de briser ses fers, consentit à laisser augmenter sa servitude pour affermir sa tranquillité et c’est ainsi que les chefs devenus héréditaires s’accoutumèrent à regarder leur magistrature comme un bien de famille, à se regarder eux-mêmes comme les propriétaires de l’État dont ils n’étaient d’abord que les officiers, à appeler leurs concitoyens leurs esclaves, à les compter comme du bétail au nombre des choses qui leur appartenaient et à s’appeler eux-mêmes égaux aux dieux et rois des rois ». Cette sentence de Rousseau ne vaut-elle que pour le passé ?

Cette transformation radicale a supposé que le peuple renonce à délibérer et contracter avec lui-même, à décider librement de la direction et charger quelques-uns de la faire respecter, pour déléguer à certains le pouvoir exorbitant de décider cette direction à la place du peuple. Comme si, sur un bateau, après avoir décidé du cap à suivre, les passagers donnaient à celui qui tient le gouvernail le droit de modifier ce cap à sa guise ! Gouverner, cela signifie tenir le gouvernail, et n’a rien à voir avec le pouvoir de décider de la direction. Si gouverner et diriger sont confondus, alors le peuple perd toute liberté et admet l’idée liberticide que quelqu’un peut le représenter. Ce contrat ne peut donc être qu’un contrat de dupe. Un vrai contrat ne peut être passé qu’entre le peuple et lui-même, par le suffrage après délibération et discussion, et au terme de ce contrat il est nécessaire de charger quelques-uns non du pouvoir mais du devoir d’en faire respecter les termes. Pour Rousseau ils seront non pas des dirigeants ou des représentants, mais des « commissaires », c’est-à-dire des gens commis à l’application des décisions collectives. C’est donc une charge et non un privilège, et la liberté exige que l’on puisse à tout moment les révoquer lorsqu’ils cessent d’obéir au peuple. C’est en cela que le contrat peut être dit social.

Est-ce à dire que pour Rousseau le peuple est infaillible et qu’il sait spontanément ce qui est bon pour lui ? Non. Il va opérer une distinction fondamentale laquelle, lorsqu’elle n’est pas comprise, entraîne des contresens sur l’ensemble de sa pensée politique, et surtout empêche de saisir sa formidable pertinence actuelle. Il va distinguer ce qu’il appelle la « volonté de tous », qui est la volonté résultant du vote par exemple, et la « volonté générale ». La « volonté de tous » est tout simplement la somme des volontés individuelles, qui reposent sur des réflexions parfois, mais surtout sur les intérêts, les penchants, les opinions, les passions de chacun. Cette « volonté de tous » peut fort bien se tromper ou non, chercher l’intérêt général ou bien des intérêts égoïstes divergents. La « volonté générale » est sous la plume de Rousseau quelque chose de très différent : ce serait plutôt ce que le peuple devrait vouloir s’il avait la connaissance intégrale de ce qui est bon pour tous. Par définition donc, cette « volonté générale » ne se trompe jamais ; le problème, c’est que nul n’en connaît le contenu précis. C’est ce que tout citoyen doit rechercher éternellement pour y puiser ses choix politiques. C’est donc une abstraction certes, mais aussi ce que tout humain doit rechercher pour échapper à l’individualisme et former une pensée proprement politique.

C’est faute de préciser cette distinction que certains commettent deux contre-sens grossiers sur la pensée de Rousseau : d’un côté il accorderait une confiance naïve en un peuple idéalisé censé ne jamais se tromper, d’un autre côté il demanderait au peuple de se soumettre à une volonté générale totalitaire. Ce sont deux déformations ineptes de l’œuvre de Rousseau. C’est en s’efforçant de sans cesse élever la volonté de tous vers la volonté générale, par l’activité et la réflexion citoyenne permanente, que les humains forgent leurs capacités politiques et nourrissent la responsabilité entière de leur sort. On perçoit ce qu’il y a aujourd’hui de scandaleux à refuser l’idée de référendum d’initiative populaire par exemple sous prétexte que le peuple pourrait se tromper ou que le Front national pourrait en profiter, et à justifier ainsi que les décisions se prennent sans souci de la volonté populaire. Lorsque les citoyens savent que les décisions vont dépendre d’eux-mêmes, ils débattent, ils réfléchissent, ils lisent, et peuvent modifier leurs idées (on l’a vu il y a quelques années à propos du référendum sur le Traité de Lisbonne). Tandis qu’ils conservent jalousement, sans examen, leurs opinions s’ils ont la certitude qu’on décidera sans demander leur avis. Non seulement les peuples ne se trompent pas plus que les « experts », mais à prétendre le contraire on tue les aspirations démocratiques qui seules peuvent permettre de dépasser la crise actuelle.

* * *

Comment alors concilier le besoin de gouvernants et la nécessité démocratique du suffrage universel ? L’histoire s’est depuis longtemps chargée de fournir la seule réponse concevable : il faut que le peuple définisse la direction à suivre par suffrage, autant de fois qu’il est utile, mais qu’en revanche la nomination des gouvernants ne soit pas issue d’un vote. Est-ce absurde ? Cette question a une longue histoire.

Jusqu’au XVIIIe siècle, on a considéré qu’élire des dirigeants par vote était contraire à la démocratie. Ainsi, dans le chapitre 2 du Livre II de L’esprit des lois, Montesquieu écrit-il comme une évidence que « le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie ; le suffrage par choix est de celle de l’aristocratie. Le sort est une façon qui n’oblige personne ; il laisse à chaque citoyen une espérance raisonnable de servir sa patrie ».

Dans l’Antiquité, là où la démocratie fut inventée, Aristote ne disait pas effectivement autre chose dans Les politiques: « Il est considéré comme démocratique que les magistratures soient attribuées par le sort et comme oligarchiques qu’elles soient électives». Et de fait, les démocrates exigeaient que l’on nomma les gouvernants par tirage au sort et qu’on ne les élise point, ce que proposaient les adversaires de la démocratie : si je suis élu, je vais tirer de ce choix un sentiment de confiance qui me conduira à décider au nom du peuple, donc à sa place, comme son représentant. Tandis que si je suis à cette place par le jeu du hasard, je ne pourrai prétendre à aucun mérite particulier, je participerai à l’élaboration de propositions que seul le peuple pourra légitimer.

C’est ainsi qu’à Athènes où fut inventée la démocratie, le tirage au sort fut pratiqué pendant deux siècles pour 600 des 700 magistrats de l’administration, étant entendu que les décisions essentielles appartenaient au vote direct de l’ensemble des citoyens (plusieurs milliers, malgré l’exclusion de la citoyenneté des femmes, des esclaves et des métèques). Ce tirage au sort, comme l’évoque Montesquieu, était bien sûr encadré par un ensemble de procédures sévères pour les malhonnêtes et les incompétents, et l’on ne pouvait être tiré au sort deux années de suite, puisqu’il fallait contrôler la qualité de l’exercice précédent. Ce tirage au sort limitait de toute façon les conséquences de ce risque d’incompétence, puisque les magistrats ne dirigeaient pas la Cité, ce rôle demeurant le privilège de l’Assemblée du peuple (ekklèsia). A noter que le caractère démocratique du tirage au sort était assuré par une rémunération, afin de permettre à tous d’y accéder.

C’est avec le même souci d’éviter de donner à des individus ou groupes d’intérêts particuliers qu’aux XIe et XIIe siècles les premières communes italiennes désignèrent par tirage au sort leurs magistrats. A Florence, lors des périodes républicaines de la Renaissance, entre deux périodes de domination des Médicis, le tirage au sort fut aussi pratiqué, souvent combiné avec une sélection par vote, ainsi que la rotation des charges. On peut bien entendu estimer désuète aujourd’hui l’idée de tirer au sort celles et ceux qui gouverneraient la France. Mais ce ne peut être un argument pour justifier l’idée au fond absurde qu’en étant élu on peut prétendre diriger à la place du peuple. La confédération helvétique a depuis longtemps, et efficacement, résolu ce problème, avec la rotation des présidences et le recours incessant à des votations d’initiative populaire. A chaque peuple d’inventer sa démocratie.

* * *

Il n’est pas étonnant que Rousseau ait prêté attention à ce problème : il est intimement lié à celui de la prétention à représenter le peuple, c’est-à-dire à gouverner à sa place. C’est très exactement ce qui à ses yeux fait obstacle à toute légitimité politique, et qui pourtant est largement perçu aujourd’hui comme seule possibilité historique de légitimité démocratique.

On dira aussi que pour gouverner il faut réunir des compétences que ne possèdent pas les citoyens. Mais cet argument n’est-il pas le plus antidémocratique qui soit ? Dans ces conditions, pourquoi donne-t-on à ces mêmes incompétents le droit de vote ? Outre que les « compétents » élus n’ont jamais empêché les décisions estimées catastrophiques, on peut remarquer que le peuple ne développera ses propres compétences que si, appelé à décider lui-même, il se condamne à s’informer, à débattre, à raisonner pour ne pas subir trop souvent les conséquences de ses choix.

Rousseau connaît toute cette histoire et voit bien que ce n’est que par paresse et corruption que les peuples peuvent accepter l’idée absurde d’être dirigés par des « représentants ». En réalité, affirme Rousseau, « la souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point: elle est la même, ou elle est autre ; il n’y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi ».

Pourquoi alors les peuples en sont-ils venus à accepter de se donner librement des dirigeants qui, même élus dans le meilleur des cas, leur ôtent leur liberté ? Rousseau consacre à ce mystère de longues et profondes analyses lesquelles, n’étant pas l’objet de cette intervention, ne sont ici que ramenées à une seule idée. Si la majorité du peuple, affamée et opprimée mais forcément plus forte, accepte d’être ainsi dominée et de perdre sa liberté, c’est pour Rousseau parce la logique inégalitaire qui structure la société structure en même temps l’intériorité de tous les individus, riches ou misérables. Ce malheur, loin de développer le désir d’une société plus égale, tend au contraire à étendre le rêve de dominer à son tour. Derrière l’esclave passif, il y a en réalité l’aspiration à devenir maître à son tour. La division injuste de la société est inséparable d’une division intérieure de chaque individu. Comme le montrera Michel Foucault au XXe siècle, avoir du pouvoir c’est avant tout en distribuer à tous les échelons, de sorte que chaque échelon ait intérêt à se soumettre à l’échelon supérieur, pour nourrir l’espoir d’y accéder plus tard. C’est ainsi librement, volontairement, que la servitude se répand au bénéfice du sommet de l’Etat.

Rousseau encore : « Les citoyens ne se laissent opprimer qu’autant qu’entraînés par une aveugle ambition et regardant plus au-dessous qu’au-dessus d’eux, la domination leur devient plus chère que l’indépendance, et qu’ils consentent à porter des fers pour en pouvoir donner à leur tour. Il est très difficile de réduire à l’obéissance celui qui ne cherche point à commander et le politique le plus adroit ne viendrait pas à bout d’assujettir des hommes qui ne voudraient qu’être libres ». Derrière tout esclave il y a un maître qui sommeille et qui consent à obéir par pur goût du pouvoir.

Rousseau ne rêve pas le peuple : il décrit une fracture profonde qui, en chaque homme, riche ou pauvre, puissant ou dominé, étouffe l’être sous l’avoir, et en même temps sous le paraître. C’est ainsi que Rousseau établira une relation entre l’imposture de la « démocratie représentative » et l’imposture de la représentation monétaire. Dans le sillage d’Aristote, Rousseau montre que la transformation des richesses créées par le labeur en monnaie conduit à l’appauvrissement de ceux qui les ont produites. La « représentation monétaire » se retourne ainsi contre l’économie. Façon de montrer avec les mots de l’époque que la circulation financière se retourne contre « l’économie réelle ».

* * *

Bien sûr, ni Rousseau ni aucun autre philosophe ne nous donnera de recette toute faite pour répondre aux questions qui nous sont posée aujourd’hui. Mais qui peut nier en revanche qu’il fait partie de ceux dont la pensée est de nature à ne pas se résigner aux logiques existantes et ouvrir l’imaginaire politique à d’autres possibles ? Pourquoi ce que François Mitterrand lui-même qualifiait de « coup d’Etat permanent », c’est-à-dire notre Constitution, avant d’en user comme on le sait, deviendrait soudainement la seule démocratie possible ? Ce que le peuple a fait ou laissé faire, il peut le défaire. Les pouvoirs insensés du Président de la République peuvent être retirés au profit de processus démocratiques. On peut cesser de l’élire au suffrage universel. On peut établir la représentation proportionnelle des deux Chambres, supprimer le Conseil constitutionnel au profit du Conseil d’Etat ou du Parlement, établir un droit de référendum d’initiative populaire en tous domaines, dans des conditions sérieuses de déclenchement (pourcentage de citoyens et d’élus de tous niveaux) et pour tous les niveaux institutionnels, de la commune à la nation, supprimer l’article 16, le droit de dissolution, le 49-3, les cumuls de mandats, imposer la parité hommes/femmes parmi les élus et pas seulement les candidats, établir la rotation des présidences…

Tout cela, et bien d’autres dispositions, est réalisable et nécessaire : rien n’est plus urgent que d’en finir avec une « démocratie représentative » devenue une imposture, et une présidentialisation bi-polarisante qui a détruit toute velléité de véritable débat politique sur les questions de fond. D’autant que tous les partis se sont de fait adaptés dans leur organisation comme dans leur discours à cette logique institutionnelle contraire à l’essence même de la citoyenneté. Si ces partis demeurent provisoirement utiles pour empêcher que le pire n’advienne, il est devenu urgent que d’autres formes de vie politique naissent et se développent hors de leurs sillages, au rythme des consciences et des pratiques, dans un mouvement de mise en commun.

Tag(s) : #Pensees socialistes
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :